Actualité
La dation en paiement d’oeuvres d’art :
50 ans d'un modèle culturel français
01 Fév. 2019
Sollicité une vingtaine de fois par an, le mécanisme rare de la dation est aujourd’hui remis en lumière puisque l’année 2019 marque le demi-siècle de son instauration par la loi du 31 décembre 1968, dite loi Malraux. C’est également cette année que sont célébrés les 40 ans de la première dation Picasso (1979), contribuant ainsi à un enrichissement inespéré des collections de l’État. Le système de la dation représente donc un moyen significatif pour les institutions publiques d’enrichir leurs collections, la qualité artistique et historique des œuvres examinées étant un critère déterminant des choix de l’État.
Il y a maintenant 60 ans, qu’André Malraux et le Général de Gaulle ont, au-delà de leur clivage politique, dessiné ensemble les contours d’un idéal culturel français, avec le décret fondateur du ministère des affaires culturelles promulgué le 24 juillet 1959. D’une politique culturelle de décloisonnement et d’excellence est née l’idée d’exception culturelle française défendant qu’une œuvre d’art n’est pas une marchandise comme une autre. N’étant pas soumis aux seules règles du marché, elle revêt aussi des dimensions symboliques et sociales constitutives d’un patrimoine commun. L’État a ainsi souhaité organiser l’acquisition et la conservation sur le territoire national de certaines œuvres de haute valeur artistique. Cet idéal de culture amènera André Malraux, alors ministre chargé des affaires culturelles, à mettre en place ce système insolite : la dation en paiement d’œuvres d’art. À la croisée de trois domaines d’expertise, l’Histoire de l’art, le Droit et la Fiscalité, ce mécanisme d’exception demeure efficace et d’actualité.
Rappel des modalités : Les enjeux de la dation
Un rappel des modalités particulières de la dation permettra d’en mesurer les plus grands enjeux. C’est par la loi no 68-1251 du 31 décembre 1968, visant à favoriser la conservation du patrimoine artistique national, qu’André Malraux a consacré la dation en droit fiscal. Il introduit en droit français la possibilité d’acquitter les droits de succession par la remise à l’État d’œuvres d’art, de livres, d’objets de collection ou de documents de haute valeur artistique ou historique (article 1716 bis du Code général des impôts). La possibilité de s’en acquitter au moyen de la transmission d’immeubles situés dans les zones d’intervention du Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres ou de bois, forêts ou espaces naturels est aussi prévue. Par la suite, le champ d’application de la loi a pu être étendu par les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, dépassant ainsi les divergences partisanes. Cette faculté a par exemple été élargie en 1982 au paiement des droits de mutation des donations et à celui du droit de partage (art. 1131 C.G.I.) puis en 1988 au paiement de l’impôt de solidarité sur la fortune (art. 1723 ter OOA, C.G.I.). Depuis le 1er janvier 2018, un aménagement permet aux personnes physiques d’acquitter tout ou partie de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) remplaçant l’ISF.
Un mode exceptionnel de règlement
La dation est un mode exceptionnel de règlement en nature des droits, en ce qu’il déroge au principe général de paiement en numéraire des impôts, mais pas seulement.Si ce type de paiement de l’impôt en nature peut paraître archaïque, cet échange de bons procédés tout à fait unique constitue une véritable innovation juridique d’enrichissement des collections publiques. Il s’agit d’un outil régalien d’acquisition au même titre que la préemption, même si dans le cas de la dation, l’administration laisse l’initiative au redevable. Si c’est ce dernier qui est à l’initiative de ce mécanisme, la dation doit cependant être différenciée d’une donation. La loi du 31 décembre 1968 associe ces deux notions juridiques ayant le même dessein de favoriser la conservation du patrimoine national. Néanmoins, la dation s’effectue en contrepartie d’une dette fiscale tandis que la donation est une libéralité effectuée, par principe, sans contrepartie.
Une affaire fiscale
Techniquement, la dation est essentiellement une affaire fiscale, le premier interlocuteur de la commission étant le Bureau des agréments et rescrits de la DGFIP (Direction Générale des Finances Publiques) qui saisit pour avis la commission interministérielle. Le redevable d’au moins un des impôts mentionnés précédemment peut ainsi formuler une offre de dation sur laquelle la commission interministérielle d’agrément pour la conservation du patrimoine artistique national émettra un avis sur l’intérêt artistique ou historique et sur la valeur des biens proposés. Cet avis consultatif, intervient après réunion et expertise des conservateurs de musée et experts sur la qualité de l’œuvre. Au regard de l’avis émis, le ministre chargé de la culture propose au ministre chargé du budget l’octroi ou le refus de l’agrément de la dation. Si l’importance patrimoniale est démontrée, la discussion s’ouvre sur la valeur libératoire demandée par le contribuable. Cette valeur est comparée au prix du marché international de l’art, à des valeurs d’assurances ou à des achats effectués par les musées. Elle peut être revue à la baisse et, dans ce cas, le demandeur peut décliner cette dévaluation et retirer son offre. Face à la croissance des prix du marché de l’art international, l’État aujourd’hui peut hésiter à renoncer à une partie de sa recette fiscale pour suivre ce type de politique culturelle. C’est dans ce cadre qu’un principe d’équité guide les instances afin que la transaction se réalise dans les intérêts de l’État comme dans ceux du demandeur. La décision finale de délivrer ou non l’agrément fiscal appartient au ministre du budget qui suit généralement l’avis de la commission interministérielle. Si la dation est acceptée, le bien devient propriété de l’État et vaut paiement.
Cette prérogative fiscale est exceptionnelle par la rareté de son aboutissement et pour tous les enjeux qu’elle emporte. Parmi eux, figure la neutralisation des successions d’artistes pour laquelle la loi s’est progressivement adaptée. En effet, lorsqu’un artiste décède, une partie de son œuvre revient potentiellement à ses ayants droit. Selon Suzanne Stcherbatcheff, secrétaire générale honoraire de la Commission interministérielle d’agrément pour la conservation du patrimoine artistique national, ce dispositif a contribué à régler une cinquantaine de successions d’artistes. À titre d’exemple, l’artiste prolifique Pablo Picasso (1881-1973) et l’imbroglio de sa succession ont finalement amené la première dation Picasso en 1979. Cette dation de grande ampleur constitue une majeure partie des collections du musée Picasso situé à l’Hôtel Salé. Entre 1979 et 2011, près de 4370 œuvres de l’artiste (peintures, sculptures, dessins, estampes, céramiques et autres) sont entrées dans les collections publiques en dation en paiement de droits de succession. Elle marque aussi un accès permanent à l’œuvre de l’artiste offert au grand public.
De plus, grâce à de très nombreux dépôts réalisés par l’État, ces biens circulent à travers l’ensemble du territoire français et ses musées en région faisant de la dation , par répercussion, un instrument de répartition des richesses culturelles sur le territoire. Cette innovation du droit fiscal français a par ailleurs inspiré d’autres pays. La dation en paiement existe désormais en Belgique et en Grande-Bretagne depuis 1985 mais aussi en Espagne depuis 1987. Aussi, les dispositions comparables introduites dans certains cantons suisses et en Allemagne, permettent de la même manière l’entrée de biens culturels dans les collections publiques voire la création de nouvelles institutions.
L’Art, le grand gagnant du dispositif
L’Art apparaît alors comme le grand gagnant de ce dispositif puisque les plus grands artistes sans distinction de nationalité ont ainsi pu entrer dans les collections nationales et être exposés au regard du plus large public. Depuis 50 ans, cet outil juridique unique soutient l’enrichissement du patrimoine national. Avec moins de dix agréments par an, la dation en paiement apparaît toujours comme un remarquable consensus entre intérêts privés et intérêt général de l’accès à tous aux grandes œuvres du patrimoine culturel commun. Des œuvres de grande qualité de Chagall, Cézanne, Courbet, Vermeer ou encore Brancusi, pour n’en citer que quelques-uns, sont ainsi entrées dans les collections publiques françaises. On peut penser que la présence de telles œuvres d’art dans les collections publiques, possible grâce à la dation, participe à l’éclaircissement du regard du public sur certains artistes, incarnant ainsi le sens du Musée Imaginaire d’André Malraux.
On mesure également l’importance de l’accueil et de l’établissement d’artistes étrangers sur notre sol. L’attractivité de la France revêt de fait un double intérêt, la vitalisation et l’internationalisation de la scène française mais également l’enrichissement des collections du pays d’accueil comme l’ont démontré les ensembles remarquables d’œuvres dont l’État a pu bénéficier telles que la dation Brancusi et la dation Chagall. Le Comité Professionnel des Galeries d’Art milite pour l’accueil d’artistes de toutes nationalités sur le sol français et incarne cette vitalité tournée vers l’international.